Le passage de la ligne !

Mais quelle est la signification profonde de cette tradition. Au détour d'une lecture dans Cols Bleus, j'ai trouvé cet article fort instructif , signé du peintre de la Marine (POM) Michel BEZ.

Il m'a semblé bon de vous en livrer lecture.

 

Tout marin qui franchit l'équateur par la mer connaît la cérémonie grotesque du passage de la ligne. Un tribunal voit comparaître ces néophytes coupables par nature de nombreuses fautes dans leur vie d'avant le passage de l'équateur. Condamnés et punis, ils seront immergés dans l'eau de mer pour accéder à leur vie nouvelle d'initiés.Ce type de manifestation, au même titre que les passages des carrés et autres rituels, ne sont rien d'autre, au-delà de leur aspect festif de mascarade, que des rituels de passage tels qu'en connaissent toutes les sociétés et notamment les plus primitives.

 

Rite initiatique

 

C'est à travers la notion ''de rite de passage'' que l'on doit analyser celui de la ligne, pour en débusquer les ressorts les plus profonds du comportement symbolique dans les sociétés humaines.

Il faut attendre le début du XXe siècle pour voir apparaître cette notion dans laquelle Arnold Van Gennep réunira nombre de comportements et rites humains sans liens sociaux, spatiaux et temporels apparents, pour en faire valoir les constantes similitudes.

Toutes les étapes de la vie de l'homme (naissance, baptême, puberté, mariage, décès) et de sa vie sociale (rites de santé, agricoles, de désignation d'un chef, de condamnation publique) sont à des degrés divers ritualisés. Dans tous les cas de figure, l'idée d'une fin d'un état, de passage à un autre état, d'accession à une nouvelle vie est latente.

Celui qui a subi le rituel ne sera plus jamais le même, lavé des impuretés de sa vie antérieure.

 

Symboliser la mort avec…de la farine !

 

Remarquons, avant d'établir un parallèle entre les rites de passage de l'état de pubère à celui d'homme adulte et le passage de l'équateur, que la navigation elle-même est symboliquement une traversé de la mort qui entraîne l'accession à un nouvel état. Double mort et double naissance donc, par le passage de la ligne. Au début du rituel, l'impétrant va se voir mis en marge de la société, ce que V. Turner (The ritual process, 1969) a appelé la ''liminalité'', autrement dit la situation sur le seuil (du latin limen, liminis : seuil). Considéré comme impur, il est alors soumis au bon vouloir des initiés, dans un désordre social institutionnalisé qui bouleverse les hiérarchies sociales, les âges, les sexes, selon des règles préétablies et pour un temps donné précis.

Dans les rites primitifs, on enferme fréquemment l'adolescent dans un lieu étroit et sombre, évocation du tombeau. On le ligote même, on l'entrave pour lui faire approcher l'immobilité de la mort (néophytes enchaînés ou entravés enfermés dans divers espaces noirs sur les bateaux).

Il lui est aussi interdit de parler, à fortiori de s'adresser aux initiés, ou encore de les regarder.

Son visage est tourné vers le sol, ses sens sont réduits le plus possible.

Cette similarité avec la mort se retrouve dans l'enduction de farine par le boulanger du passage de la ligne, les rites de passage chez les peuples noirs comportant souvent le badigeon avec des couleurs claires (cendres blanches) qui évoquent la dépigmentation de la mort. Dans les passages de carré, le néophyte est entièrement plâtré, réduit à l'immobilité totale comme une momie.

 

De l'immonde à la pureté

 

Pour mieux s'élever, il faut avoir été d'autant plus rabaissé, ce que n'ignorent pas les grands mystiques. D'où les humiliations les plus variées, l'obéissance absolue aux ordres les plus absurdes, le contact avec ''l'immonde'' ( le ''facteur'', laver les toilettes à la main…).

Ainsi, le jeune Peul sera conduit dans la ''case nauséabonde'' remplie d'excréments qu'il devra supporter sans révolte. Là encore, l'immonde n'est que le symbole de la putréfaction morbide immonde au dehors, immonde au dedans. Jeûne et absorption de nourritures répugnantes se combinent. Si l'ingestion d'aliments abjects rapproche du nauséabond et de l'immonde, la privation de nourriture relève par contre à la fois du besoin d'humiliation et du moyen de mener à l'extase.

Il faut ajouter à cela les veilles prolongées dans lesquelles le temps (et le rythme de vie du bateau) n'obéit plus aux règles établies, la suffocation chez certains peuples, l'emploi de la peur profonde, de la terreur même, voire celui de la souffrance physique (stations inconfortables prolongées, rétention de miction…) Dans le passage de la ligne, une allusion indirecte est faite à ces éléments primitifs par la présence des sauvages. Toutes ces actions ont une autre fonction qui n'intéresse plus le seul néophyte mais bien la communauté de ses semblables.

Egaux dans l'humiliation et la soumission, ils vont se fondre dans un seul corps par la disparition du sentiment du moi, équivalent de la mort. En outre, les néophytes sont marqués de signes qui permettent de les identifier comme tels, comme on marque le bétail.

Cette idée de corps dans lequel l'individu va se dissoudre est aussi en puissance dans la révolte provoquée des néophytes. Celle-ci, vouée à un échec inéluctable, le néophyte ne pourra plus que se perdre dans la masse anonyme afin d'avoir une chance d'en émerger.

 

Le néophyte appelé à la barre

 

La période ''liminale'' s'achève au moment du passage devant le tribunal. Le tribunal constitue un curieux exemple de syncrétisme combinant les dieux de l'olympe païen (Poséidon et Amphitrite), le vicaire du dieu chrétien, l'évêque, l'autorité temporelle avec le commandant du bâtiment, le juge et autres dignitaires d'accompagnement. La sentence du juge entraînera diverses sanctions à l'issue desquelles le néophyte sera plongé dans la piscine d'eau de mer, cette eau qui lavera le nouvel initié de tous les miasmes de sa vie antérieure et le baptisera dans sa nouvelle vie.

 

Le rituel pour rendre plus fort

 

L'eau, symboliquement source de vie (eaux maternelles), élément purificateur, milieu de la régénérescence, donne une nouvelle vie à celui qui a connu une longue traversée et qui, à travers l'épreuve, a su préserver sa part indestructible du ''je''. Enfin, si les rites liés à la puberté contribuent à l'édification de l'identité d'un individu, Turner à aussi mis en valeur leur fonction de prévention des conflits qui menaceraient la cohésion sociale. Le passage de la ligne n'ignore certainement pas cet aspect pratique du rite symbolique en donnant à l'équipage une cohésion plus forte mieux à même d'assurer la continuité de la navigation. Ainsi, un rite qui tient apparemment de la simple farce et du défoulement grossier s'avère être lié aux aspirations les plus profondes de l'homme et lui permettra de lutter plus ou moins consciemment contre ses peurs ataviques.

 

Michel BEZ

 

Avec l'aimable autorisation de l'auteur.

Cols Bleus N° 2564 du 03 mars 2001.

 

 

Voir les certificats attestant le passage de la ligne

 

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