Seule la Marine nationale, rien que le mot fait rêver, engageait ses marins à partir de dix-sept ans révolus. J'ai donc, avec l'accord écrit de mon père, signé un engagement volontaire pour une durée de cinq années consécutives.

Le 15 mai 1948, je n'avais que dix-sept ans et trois mois et demi lorsque, dans mon costume gris, je pris le train, muni d'un titre de transport militaire qui me permettait de voyager gratuitement pour aller à Rennes. Arrivés à destination, des camions militaires nous attendaient pour nous mener quinze kilomètres plus loin à Pont-Réan, au Centre de formation maritime. Le processus d'incorporation me rappelait bizarrement le rapatriement des prisonniers en 1945. C'était pratiquement pareil. L'appel et la vérification d'identité, puis la douche. C'est un moment qui marque. La première opération consiste à se déshabiller et prendre une bonne douche qui, ma foi, est la bienvenue après une journée de voyage en train de l'époque, c'est-à-dire à vapeur et au mois de mai. La bonne surprise est de découvrir sur un banc hors de la douche une serviette éponge blanche très volumineuse, type américaine, puis une paire de chaussettes fines, noires, un caleçon de coton rude, un tricot rayé, un jersey en laine et une assiette en fer accompagnée d'une cuillère et d'une fourchette, le couteau devant être personnel et ne faisant pas partie du sac, n'était pas fourni.

Ayant revêtus rapidement ces premiers effets militaires, nous nous sentions moins nu. Le reste nous attendait sous forme d'un tas pyramidal d'un mètre de haut, de bleu de chauffe et de tenue de drap, le tout de récupération et bien entendu sans bouton. A nous le système " D " et les épingles de sûreté.

Quant aux chaussures, elles étaient réduites à des sabots de bois qu'il fallait appairer à sa pointure. Moi le parisien qui n'en avait jamais portés, je n'étais pas à mon aise, mais il n'y avait pas d'autre solution dans l'immédiat

Habillé de cet ensemble, retour aux vêtements civils dont il faut vider les poches, récupérer les effets personnels, portefeuilles, stylo, mouchoir etc. et faire un paquet du reste qui sera renvoyé à la famille par les soins du Centre de formation. Moi, j'ai choisi dans la précipitation de faire renvoyer mes affaires à ma sœur Raymonde, d'ailleurs, précipitation ou pas, je n'avais pas d'autre adresse à qui confier ce reste de vie civile. C'était une bonne chose de faite.

L'heure tourne et le ventre se creuse. Notre chef de service, un second maître, nous emmène au réfectoire où un copieux repas nous est servi avec une boule de pain toute fraîche.

Après cet excellent repas, une vilaine chose nous attendait… Le coiffeur qui, voyant nos coupes de cheveux longs et bien brillantinés, eu vite fait de ne nous laisser que des souvenirs de nos coiffures. Après son passage dévastateur, il ne restait plus que quelques millimètres de cheveux sur nos cranes quasiment rasés. Quelle honte ! mais lui était content, comme il disait : " Ca fait plus propre. "

Ensuite nous avons fait connaissance avec ce qui allait devenir notre vie pendant toute notre incorporation, c'est-à-dire notre baraquement en bois comprenant de part et d'autre de l'allée centrale une rangée de quinze à vingt lits superposés et, au fond, un lavabo commun en forme d'abreuvoir et alimenté simplement par un tuyau horizontal en acier, percé d'un petit trou tous les cinquante centimètres environ. Eau froide bien entendu, la marine n'est là que pour former des marins. Cet ensemble servait aussi bien à laver l'homme que son linge.

Après une bonne nuit de repos qui se termine quand même vers les six heures du matin et doucement réveillés en musique par le clairon. Ca dépayse ! C'est le lever et commence pratiquement la première journée militaire. Décrassage de l'homme et présentation devant la baraque. Avec le recul, ce premier contact était doux.

Placé dans la compagnie d'incorporation quartier d'un nom enchanteur de " Tahiti ", nous avons été mis en isolement total pendant quinze jours, avec la seule possibilité de n'envoyer qu'une seule lettre à sa famille.

Nous avons tout appris en quelques jours, à marcher au pas, en chantant, tous ensemble et en même temps. Cela n'a pas toujours été facile, certains appelés du contingent n'y mettant qu'une contribution relative, c'était le pot de terre contre le pot de fer, notre second maître instructeur ne nous menait au réfectoire que lorsque l'accord n'écorchait plus ses fines oreilles.

Lors du maniement d'armes, présentez arme, reposez arme, arme sur l'épaule, en avant marche, un deux. C'est là que tout se complique, les fusils, type " Lebel ", dont la fabrication remontaient à la guerre de 14-18, mesuraient plus d'un mètre et donc plus difficiles à aligner. Il ne fallait pas porter un fusil comme une fourche ou un fagot, il fallait que tous soient alignés dans le sens des rangs aussi bien que celui des colonnes, comme à la parade. Après un tel entraînement, on apprécie à leur juste valeur les défilés impeccables du 14 juillet.

Là, c'était pareil, la route du réfectoire ne nous était ouverte que lorsque nous étions fins prêts pour le défilé. Ces exercices se faisaient bizarrement toujours le matin, comme par hasard juste un peu avant l'heure du réfectoire et le cuisinier pas foncièrement mauvais n'allait quand même pas nous attendre éternellement. Il nous fallait donc y mettre un peu de bonne volonté si nous ne voulions pas sauter un repas. Le message était clair, même très clair, surtout qu'à notre âge, il n'y avait pas de reste dans les assiettes.

Autre discipline chaque jour, matin et soir, c'était la montée et la descente des couleurs. Tous les militaires disponibles assistaient à cette cérémonie.

Puis vint le moment des piqûres contre la typhoïde, la diphtérie, le tétanos. Ce cocktail savamment dosé rendrait malade un cheval en très bonne santé alors que dire d'un apprenti marin pas encore aguerri à toutes ces pratiques. Personnellement, j'ai été malade avec une forte température pendant deux jours, exempté de service, ce n'était pas de trop, l'épaule au niveau de l'omoplate était déformée par une énorme boule douloureuse au toucher et même sans toucher. Enfin, c'était certainement efficace puisque, après plus de deux ans en Indochine, je n'ai attrapé aucune maladie.

En 1948, plus exactement au mois de juin, des prisonniers de guerre allemands étaient encore au service du Centre de formation pour des besognes bien précises et, le soir, ils regagnaient leurs baraques sous bonne garde. La bonne garde, c'était nous, armé d'un ceinturon et d'une baïonnette, on ne risquait pas de leur faire peur et eux ne risquaient pas de s'enfuir, ils étaient à cette époque mieux chez nous que chez eux. Enfin, cela a duré jusqu'au moment où j'ai changé de compagnie pour être affecté à la compagnie Duquesne, celle qui formait les militaires et marins de surcroît.

Tout d'abord, la marine nous apprend à obéir pour mieux servir le pays. " Un ordre s'exécute sans discussion ni murmure ", " Honneur et Patrie ", " Valeur et discipline ". Ces phrases sont le résumé de la valeur militaire. Et seulement, seulement après, on comprend mieux pourquoi un militaire accepte toutes les missions qui lui sont confiées jusqu'au sacrifice suprême. Bien sûr, ils ne sont pas les seuls à partager ces idéaux : les pompiers, les sauveteurs en mer ou en montagne en font partie et j'en oublie, mais la discipline est la force principale des armées.

Je suis sûr que parmi nos concitoyens, nombreux sont ceux qui développent inconsciemment ces mêmes valeurs mais qui n'osent pas les exprimer ouvertement.

Après la formation militaire, vint la formation maritime. Dans le Centre de formation maritime, il y avait un avant de bateau militaire reconstitué pour l'instruction et posé sur l'herbe, là au moins il n'y avait pas de risque de mal de mer, on y trouvait à bord la plage avant et tous ses accessoires, bossages, canon etc. ainsi qu'une passerelle de navigation qui donnait un léger aperçu de la réalité. Nous y avons appris les nœuds, tous les nœuds de matelotage, la théorie des armes, réduite à sa plus simple expression par l'entraînement avec un fusil Lebel. Pour le tir sur cible, c'était un bon fusil qui pouvait faire mouche avec la hausse si ma mémoire est bonne à quelques huit cents mètres, et peut-être plus.

La manœuvre se poursuivait par un embarquement sur une baleinière, grande embarcation qui nous permettait de naviguer sur la Vilaine et sur laquelle notre second maître nous apprenait à " ramer " ou plutôt à " nager " car, dans la marine, il n'y a pas de rame, il n'y a que des avirons, là aussi, tous ensemble et en même temps, notre intérêt y trouvait son compte sachant qu'un coup d'aviron dans le dos ne fait pas de bien. Bref, on apprend très vite à nager ensemble et au doux son du sifflet de notre chef.

C'est aussi sur la plage avant du bateau école que je compris toute la grandeur de la marine et que l'envie du large se fit sentir rapidement.

Elle me permettait de voyager dans ma tête de par les mers, toutes les mers et les continents. En conséquence, il fallait que je voyage et dans les meilleures conditions.

Passés les examens de contrôle d'instruction cotés de 1 à 6 ou 7, il s'est révélé qu'avec une note de 4, je pouvais choisir parmi plusieurs spécialités. J'ai choisi celle de maître d'hôtel qui, à mes yeux de l'époque, m'apporterait pendant les voyages le plus de confort et aussi peut-être d'argent.

En conséquence, j'ai quitté la compagnie Duquesne pour être affecté à la compagnie Jean Bart. Pendant trois mois, mes chefs m'ont enseigné les cours théoriques tant sur le service de la table que des vins, du bar, des achats et aussi de l'intendance du carré des officiers, puis les cours pratiques, le service en salle, la table et en règle générale son environnement et puis tout ce qui était hors cuisine, bar, café, petit déjeuner, etc. un enseignement digne d'une école hôtelière.

Après toutes ces choses apprises, j'ai gagné mon premier galon rouge, en laine sur le haut du bras, j'étais breveté provisoire maître d'hôtel ; je pensais être affecté sur un bateau, hélas je fus très vite déçu, on m'expédia en octobre 1948 à l'hôpital maritime de Brest où j'étais responsable du carré des médecins. Je n'étais pas malheureux, mon service fait, j'étais libre comme l'air mais les bateaux de guerre, de couleur gris clair pour la superstructure au dessus du pont et gris foncé pour la coque se reposant dans la Penfeld, étaient tous aussi beaux les uns que les autres, du patrouilleur à la frégate, l'avant effilé pour les longues courses en mer et l'ensemble si discret malgré son armement, m'attirait.

Vint le jour où je posais ma candidature pour voir la mer d'un peu plus près. Mon vœu fut exaucé au-delà de mes désirs, j'embarquais sur la frégate " Le Brix " le 20 janvier 1949. Je n'avais pas dix huit ans. Le " Le Brix " (ex USS Manitowoc, ancien destroyer américain) faisait partie d'un lot de quatre frégates que la France a acheté aux Etats-Unis en 1947 pour les transformer en station météorologique. C'étaient des bateaux de 92,7 mètres de long, 11,5 mètres de large et quatre-vingt douze hommes à bord, pratiquement un homme par mètre. Ce bateau était spécialisé dans la recherche météorologique. Il collectait des informations météorologiques grâce à des radars, des ballons sondes avec postes émetteurs radio et que nous transmettions immédiatement aux stations à terre qui les traitaient et les diffusaient. Les bateaux de la marine marchande et les avions de lignes qui nous croisaient étaient directement informés. Nous étions en quelque sorte le radio phare au milieu de l'Atlantique. Le beau temps et le calme plat n'étaient pas souvent pour nous. Au contraire, pendant vingt et un jours, nous patrouillions entre Lisbonne et les Açores, au point L, là où ça bouge beaucoup, lâchant toutes les trois heures les petits ballons équipés de sondes radio que nos techniciens météo suivaient le plus loin possible.

Mon premier appareillage remonte au 3 mars 1949, le lendemain de l'anniversaire de celle qui deviendra plus tard la mère de mes enfants. Trois jours de mer pour descendre de Brest au point L et trois jours pour remonter, cela faisait vingt sept jours sans voir la terre. Seuls quelques cargos civils ou bateaux militaires avec lesquels nous échangions le temps de l'aperçu quelques phrases en morse du haut de la timonerie.

Mais cette vie qui peut pour le commun des mortels paraître monotone ne l'est en rien. A bord, sur un bâtiment de cette taille la vie se déroule un peu comme dans un village. On y trouve toutes les spécialités, le boulanger, le médecin, l'infirmier, le cuisinier mais aussi le secrétaire militaire, l'électricien, le radio, les météo bien sur, sans oublier les canonniers, les gabiers et le tout sous les ordres du " pacha ", le commandant du navire et seul maître à bord.

Trois autres bâtiments identiques, Le " Mermoz ", le " Le Verrier " et le " Laplace " nous remplaçaient sur le site chacun à leur tour. Ils se partageaient cette tâche météorologique et se relayaient pour prendre la mer par tous les temps, hiver comme été, et l'hiver dans l'Atlantique lorsque l'on est de quart à la passerelle de veille, c'est-à-dire au-dessus de la passerelle de navigation, là où se trouve la barre, nous sommes à l'air libre, de minuit à deux, ou de deux à quatre, à scruter la mer et l'horizon avec une paire de jumelles, à regarder si un bateau ne croise pas au loin. Une moque de café est terriblement la bienvenue lorsqu'on redescend à la passerelle de navigation et la chambre des cartes. Très difficile de trouver le sommeil après une épreuve de passage au froid intense. Aujourd'hui, ce genre de veille n'existe plus, les radars et les ordinateurs font tout cela et en mieux.

Lors de mon premier voyage à bord de cette frégate, nous avons connu un très gros temps pendant trois jours, la mer a soufflé une tempête avec des creux de douze mètres et trente deux degrés de gîte, une horreur et le mot est trop faible. J'étais malade, dans ma bannette, cette bâche tendue et faisant office de couchette, pendant trois jours, je n'avais plus rien à donner à manger aux poissons que je cherchais encore au plus profond de moi-même. On m'aurait dit : " André le bateau coule ", que je n'avais pas la force de répondre : " laisse-le couler ! " C'est une horreur. Heureusement, avec le temps et surtout les mois en mer, ça c'est un peu arrangé.

Nous n'avions pas que du mauvais temps, heureusement, par beau temps, en été, nous avions droit de nous baigner sous haute surveillance de sécurité. Un youyou, frêle embarcation armé de deux ou trois matelots avec mitraillette et du haut de la passerelle, une mitrailleuse était en batterie au cas où un gros poisson du type requin ou autre serait venu déranger nos ébats aquatiques.

Au cours de nos missions de météorologie, nous n'avons rencontré que des poissons volants qui venaient s'échouer la nuit sur la plage avant et, moins souvent, quelques dauphins baladeurs ou requins que l'on baptisait " Jean Louis " de toutes sortes, étaient en quelque sorte nos compagnons de voyage. Bref, ce n'était pas ce que j'avais rêvé comme aventure, la mer c'est bien, mais les ports c'est bien aussi. Mon embarquement dura jusqu'au moment où l'officier en second demanda des volontaires pour aller voir ce qu'il se passait en Indochine.

L'Indochine, c'était exactement le type de voyage dont je rêvais. Ca sentait bon l'exotisme, le soleil, le dépaysement. Pas besoin de réfléchir longtemps, ma décision était prise, j'avais dix huit ans, j'étais d'accord et le plus tôt serait le mieux.

De retour à terre, une petite permission avant campagne et je me retrouve à la caserne de la Pépinière à Paris, dans un contingent de cent cinq marins de toutes spécialités destiné à armer trois patrouilleurs de côtes désarmés qui se trouvaient " coconés " (c'est-à-dire recouverts d'une couche de produit anticorrosion) dans le fin fond du port de Seattle, sur la côte ouest des Etats-Unis. A la nouvelle, les bâchis ont volé très haut car, pour du voyage, c'était du voyage.

Jeannine n'est venue qu'une fois me rendre visite, un peu triste devant les deux ans qui allaient nous séparer. Jusqu'au jour où, le 11 juillet 1949, le train nous emmena de la gare Saint-Lazare à Cherbourg pour embarquer sur un Liberty-Ship, le " Marine Tiger ". Ces cargos avaient été conçus spécialement pour le débarquement de 1944. Ils étaient le type même de bateaux multifonctions, pour le transport des troupes et de matériels. Dès que nous sommes montés à bord et que nous avons pris possession de nos quartiers, nous sommes tous sans exception rapidement remontés sur le pont pour voir une dernière fois, peut-être la dernière, la terre qui nous a vus naître. C'est une impression très angoissante pour mes dix-huit ans et demi et lorsque les amarres sont larguées, les machines lancées en avant lent, la côte s'éloigne peu à peu de nos yeux, mais vite, trop vite, il ne faut plus regarder en arrière, seul l'avenir compte. Les questions se bousculent dans ma tête. Cette peur soudaine est heureusement éphémère et dès que la côte française eut disparue, nous savions que le point de non retour était passé.

Après neuf jours de mer, nous débarquions à New York. Nos yeux n'étaient pas assez grands pour regarder cette ville avec ses gratte-ciel, ses drugstores, ses voitures imposantes qui n'avaient absolument rien à voir avec la 4CV que Renault avait mise sur le marché en 1947. Après deux jours de relâche, juste le temps de visiter la ville, nous embarquons à bord de DC4 de la compagnie American Air Lines, pour Seattle. A l'époque, il fallait treize heures de vol pour traverser l'Amérique d'est en ouest avec deux escales à Saint-Paul et Mineapolis. Pour ma part, c'était la première fois que je montais dans un avion. Le voyage ne m'a pas laissé un souvenir impérissable. Peut-être et surtout trop long.

Arrivés à Seattle, en route pour découvrir nos bateaux. Nos patrouilleurs de côtes (PC) nous attendaient tous les trois, serrés les uns contre les autres le long du quai. Une peinture blanche immaculée les recouvrait de la coque au mât, de plus ils étaient " coconés " pour éviter la corrosion due à l'air marin. Ces PC de trente trois mètres de long et quelque cinq mètres de large comprenaient un équipage de trente trois hommes à bord dont trois officiers. Le commandant était un lieutenant de vaisseau, le Commandant Winter. Son second, un enseigne de vaisseau de 1re classe et le troisième officier, un enseigne de 2e classe, je ne me souviens plus de leur nom. Notre mission était de mener ces trois bâtiments jusqu'à Saigon et les remettre entre les mains de la marine vietnamienne de l'Empereur Bao Dai.

En attendant ce jour, les bateaux étaient français, le Pacha fit hisser les couleurs bleu blanc et rouge et sortit de ses valises des plaques en cuivre sur lesquelles étaient gravées les devises de la Marine nationale : " Honneur et Patrie " sur l'une, " Valeur et Discipline " sur l'autre. Il demanda aussitôt qu'on les fixe l'une à tribord, l'autre à bâbord. Dans le même registre, les hublots étaient eux aussi peints en blanc. C'était bien et surtout rationnel, ils ne risquaient pas de s'oxyder, mais le commandant n'avait pas le même point de vue. Il sortit un très joli canif de sa poche et gratta légèrement la peinture sur l'un des hublots. Le constat fut sans appel, c'était du cuivre et, nous fit-il remarquer d'une voix sans aucune animosité : " Dans la marine française, les hublots sont astiqués à clair ". Pas besoin de dessin, pour comprendre la discrète allusion. Nous n'avions pas le choix, il fallait s'exécuter.

Il nous a fallu presque deux mois à quai avant de pouvoir prendre la mer. L'équipage n'était pas prêt. En effet, il y a une multitude de tâches qui doivent s'exécuter instinctivement et dans des délais réduits au strict minimum. J'en veux pour exemple le rappel au poste d'incendie. Chaque homme du bord, toutes spécialités confondues, avait appris et répété de nombreuses fois et plus encore son rôle en cas d'incendie. C'est le poste le plus exigeant en mer. Il ne pardonne aucune faute, la vie de tous en dépend. En conséquence, le premier rappel au poste d'incendie fut une catastrophe, le commandant du haut de sa passerelle dut attendre plus de vingt minutes avant que la mousse ne sorte du canon d'incendie sur la plage avant. Pas très content, il nous fit comprendre qu'en mer, avec cette même rapidité surprenante, nous n'aurions plus de bateau et que dans le meilleur des cas il nous faudrait rentrer à la nage. En clair, il aurait eu le temps de brûler ou d'exploser et peut-être nous avec. La sentence est tombée, il a décidé de ne nous accorder que deux minutes, pas une demi-seconde de plus. A priori, cela semble irréalisable mais nous y sommes arrivés après des exercices de jour mais aussi de nuit. Le jour ou nous avons réussi cet exploit, le commandant avec un large sourire nous a dit : " Maintenant, nous allons pouvoir faire les essais mécaniques en mer et prendre le large le plus vite possible, Saigon nous attend. " Le jour J tant attendu arriva, les aussières larguées, les moteurs lancés en avant lent, pour la première fois le PC 796 quittait le quai de Seattle sous pavillon français.

Ces essais n'étaient en fait que la confirmation du travail de vérification et de prise en main qui avait été réalisé depuis le jour où nous étions montés à bord. Ce jour était déjà très loin derrière nous. Quelques ronds dans l'eau suffirent pour satisfaire notre Pacha et surtout le décider à quitter Seattle définitivement, ce que nous fîmes le 8 septembre 1949, à peine deux mois après notre arrivée à bord.

Les deux autres PC étaient prêts comme le nôtre à s'aventurer à traverser l'océan Pacifique, qui n'a de pacifique que le nom, mais nous en reparlerons plus tard.

Adieu Seattle, adieu les Français de Seattle, eux qui n'avaient pas vu de pompons rouges depuis de longues années. Certains et certaines étaient venus nous saluer lors du départ. C'est à Seattle que nous avons découvert le très bon vin de Californie qu'il faut boire avec une extrême modération au risque de louper le bus qui nous ramène à l'arsenal, là où notre PC est amarré. A cette époque, la science n'avait pas encore inventé les appareils de mesure en forme de ballon. Heureusement pour nous, ils n'auraient pas eu le temps d'être gonflés, ils auraient explosé avant.

Quoique notre PC soit un bâtiment de guerre, il n'y avait à bord aucune arme. Canon de 75 mm, mitrailleuses et lance-grenades, tout avait été démonté par les Américains avant de le " coconer ". Mais pour nous ce n'était pas l'urgence première. Seattle est un port de construction maritime. Très bien protégé naturellement, il est situé au fond d'une baie hérissée d'îles, le tout sur environ cent kilomètres. Puis il nous a fallu emprunter un bras de mer frontalier avec le Canada pendant environ deux cents kilomètres avant d'entrer dans les eaux de l'océan Pacifique.

Notre prochaine escale : San Francisco. Il nous fallut plusieurs jours de mer, peut-être trois ou quatre, le souvenir n'est pas précis, en longeant les côtes pour y arriver. A bord, la vie avait pris son rythme de croisière. Peu importait la spécialité, tous étaient astreints à sa bonne marche, les manœuvres d'accostage sur le pont ou de quart à la barre et tenir le cap n'avaient de secret pour personne. Seule la machine était réservée aux mécaniciens. La vie à bord d'un petit bâtiment est totalement différente d'un gros bâtiment, tout le monde se connaît, c'est une famille avec toutes ses petites misères, mais aussi avec ses joies immenses lors d'une réussite collective, chacun est fier, chacun est responsable et l'ensemble fait que la mécanique bien huilée fonctionne à merveille.

Arrivés à San Francisco, nous représentions notre pays, la France si loin déjà, mais si proche dans nos têtes et nos cœurs. En conséquence, le Pacha nous avait fait revêtir nos tenues blanches et dans un garde-à-vous impeccable sur la plage avant, tout l'équipage était présent et admirait discrètement, mais surtout immobile en passant dessous, le fameux Golden Gate Bridge dont la hauteur presque indécente nous ridiculisait en nous rendant encore plus petits que nous l'étions réellement. C'est vrai que des PC 796, on aurait pu en empiler plusieurs avant de toucher le tablier du pont. Notre commandant était le chef du détachement et, de ce fait, les deux autres PC nous avaient emboîté le pas dès le départ de Seattle. Nous naviguions de conserve et en convoi.

Un quai nous fut affecté. Nos trois PC y accostèrent et dès les manœuvres terminées, le consul de France monta à bord pour rencontrer nos officiers et préparer avec eux notre bref séjour dans les meilleures conditions, à San Francisco. Cette ville immense bâtie en espalier que nous n'avions vue qu'en image ou au cinéma nous a surpris. Juste en face, il y avait la trop fameuse prison d'Alcatraz, là d'où personne ne s'échappe. Elle est désaffectée aujourd'hui. En ville, les magasins regorgeaient de tout quand, en France, les magasins n'étaient pas encore regarnis comme il convenait. Nos yeux écarquillés ne demandaient qu'à dépenser des dollars. Je me souviens avoir acheté des paires de bas en nylon que j'envoyais à Jeannine bas par bas dans mes lettres afin qu'ils passent plus aisément tous les contrôles. C'était du grand luxe car, en France, les bas nylon en 1949, il n'y en avait pas, ou alors à des prix qui ne correspondaient pas avec le salaire récompensant l'aiguille que tirait Jeannine. En les recevant, elle me décrivait sa joie qui se lisait sur son visage selon ses parents et par delà emplissait mon cœur d'une très grande satisfaction de lui avoir procuré ce plaisir.

Une anecdote amusante, les pigeons. Nous étions amarrés à un quai en bois lequel était constitué de madriers assemblés en croisillons au creux desquels nous avions pu observer dans la journée les allées et venues de nombreux pigeons. Il suffisait au cuisinier de faire une provision de petits pois et la nuit tombée lorsque grands et petits pigeons étaient aux nids, nous avions, le plus discrètement du monde, mis un youyou à l'eau avec trois gars, un qui godillait, un qui éclairait le nid à la lampe torche et le troisième, c'était moi, qui n'avait plus qu'à prendre les pigeons endormis et les mettre dans une grande boîte en carton.

Notre collecte faite, le cuisinier les triait et les plus vieux eurent droit à recouvrer leur liberté. Le commandant, pas plus que l'équipage bizarrement, ne s'étonnèrent de manger du pigeon pendant plusieurs repas. Je doute que l'on puisse refaire la même chasse avec les pigeons d'aujourd'hui.

Le lendemain matin, après une semaine passée à San Francisco, les soutes remplies, les pleins de fuel effectués, l'heure du départ sonna, tout le monde sur le pont prêt pour l'appareillage. Nous n'allions plus nous contenter de longer les côtes, il nous faudra entamer la traversée du Pacifique avec, pour prochaine escale, l'archipel des îles Hawaï dont le nom d'Honolulu faisait rêver tout un chacun, mais Pearl Harbor, son port, rappellait un cauchemar à d'autres. Honolulu, la plage de Waikiki Beach, avec ses rouleaux pour les amateurs de surf, ses coraux, ses champs immenses d'ananas, ses bananiers, ses palmiers sans oublier ses danseuses, merveilleuses créatures venues en direct de l'Eden, seulement vêtues d'un pagne tressé et d'un collier de fleurs trop petit pour cacher des seins qui ne demandaient qu'à être montrés. Elles dansaient pieds nus, au son du " youcoulili ", seulement accompagnées par cette fameuse guitare hawaïenne à la musique langoureuse et un tantinet voluptueuse en faisant pleurer ses cordes. Nous étions avec notre jeunesse en extase devant un tel spectacle.

Il nous faudra sept jours de mer avec pas forcément que du beau temps pour y arriver. Au contraire, juste pour nous montrer que l'océan Pacifique pouvait être aussi mauvais que son cousin l'Atlantique du côté est des Etats-Unis, la mer fut grosse, très grosse et le bateau lui n'avait pas changé, il était même toujours aussi petit.

Sur les trente trois hommes à bord, seuls cinq étaient en état de naviguer, les autres, complètement amorphes dans leur bannette. L'avantage sur un petit bateau est sa rapidité à stopper son roulis dès que la mer redevient plus calme, ce qui n'est pas le cas avec un gros cul du type croiseur qui remue après la tempête pendant plusieurs heures encore.

Enfin, la côte est en vue et déjà dans nos têtes on rêve. En attendant, après avoir fait le ménage sur le pont, le même cérémonial nous attend, tenue blanche impeccable et prêts pour la manœuvre d'accostage.

Aloha est le mot de bienvenue à Honolulu. Ce sera pour plus tard, lorsque nous serons descendus à terre. Rien ne rappelle ici le raid japonais en 1941 sur Pearl Harbor, raid nippon avec ses kamikazes qui détruisit la flotte américaine par surprise sans même avoir déclaré la guerre. La suite est connue : Hiroshima et Nagasaki stoppèrent net les intentions belliqueuses des Japonais. C'était la première fois que l'on employait une arme atomique ô combien dissuasive. Heureusement, elle n'a jamais été employée depuis, et ce malgré les guerres froides que le monde a connues. La dissuasion, c'est ça.

Pour l'avenir de nos enfants et de la planète, je souhaite que la force de dissuasion future soit une armée d'élite rompue à toutes sortes de manœuvres et d'une force d'intervention forte et ultrarapide, au niveau européen, s'entend et que l'usage de la dissuasion atomique soit réservée avec la ferme intention de nos dirigeants de ne pas l'utiliser.

Revenons à Pearl Harbor, situé à huit kilomètres de Honolulu, qui a été reconstruit aussitôt et, en 1949, plus rien ne faisait état du passé. J'ai le souvenir de superbes bateaux de guerre américains, briqués et toujours prêts pour l'inspection de l'amiral, des monstres de par leur taille mais aussi par leur armement. Leurs sirènes hurlantes lors de manœuvres ou d'appareillages, les sifflets stridents annonçant la montée à bord de l'amiral ou du commandant. Toutes ces choses nous changeaient de notre petite vie de famille. Avec nos trente trois mètres, nous devions faire petit, très petit, mais inspirer toutefois un certain respect quand on connaissait notre parcours passé mais aussi et surtout notre ambition, car il faut bien le dire qu' un patrouilleur de côtes, c'est fait en principe pour patrouiller le long des côtes et ce n'est pas prévu à priori pour traverser les océans. Mais nous Français, nous sommes un peu bizarres ! Pourquoi pas, comme disait Charcot.

Après huit jours d'escale, juste le temps de faire un peu propre en extérieur et aussi un peu en intérieur, remplir les soutes de vivres, d'eau douce et de fuel sans oublier nos têtes et nos yeux de souvenirs et mettre en mémoire les odeurs particulières propres à cet archipel.

Le 2 octobre 1949, les amarres sont larguées et nos trois patrouilleurs reprennent la mer avec comme direction les îles Marshall et plus particulièrement Kwajalein.

Il nous fallut sept jours de mer pour atteindre Kwajalein dans des conditions de navigation très pénibles frôlant l'insupportable. Pratiquement le lendemain de notre appareillage, nous avons essuyé une très grosse tempête qui a rendu les trois-quarts de l'équipage malade pendant deux ou trois jours. Nous avons été obligés de mettre des filets de protection du ras du pont jusqu'en haut de la superstructure, là où se trouvent les échelles menant du pont à la passerelle de navigation et de veille. Ces filets par gros temps sont indispensables, ils permettent de circuler pratiquement sans risque de perdre un homme en mer.

La tempête passée, arrivant dans les eaux équatoriales précisément le 6 octobre 1949, par 13°45'08'' de latitude Nord et 180°00'00'' de longitude Est, nous nous sommes présentés au seuil de l'Extrême-Orient, là où commence le royaume du Dragon d'Or et selon la tradition dans la marine, un cérémonial très particulier que nous sommes très heureux d'avoir vécu après s'est déroulé à bord.

Ce cérémonial digne des plus beaux bizutages des plus grandes écoles permettait à tous les marins, officiers compris, qui passaient cette ligne pour la première fois de subir où plutôt d'être minutieusement inspectés après une coupe de cheveux symbolique et d'un rasage tout aussi symbolique afin d'être présentables devant le représentant de l'Ancien Ordre Sacré du Dragon d'Or. Ce dernier était en l'occurrence le commandant en second. Il nous révéla du haut d'un perchoir improvisé pour l'occasion les rites secrets et mystérieux que même aujourd'hui encore je suis tenu de respecter et de conserver…

Cette révélation ne put avoir lieu qu'après avoir reçu la bénédiction du représentant de l'Ordre à l'aide d'un goupillon fabriqué à bord, avec un manche à balai au bout duquel était fixée une pelote d'étoupe qu'il trempait, avec une sorte de joie interne qui se répercutait, on ne sait pas pourquoi, sur le reste de l'équipage non concerné par cette intronisation, dans un seau partiellement rempli d'un mélange de mercure au chrome et d'eau, le tout parfaitement indélébile.

Après quelques paroles cabalistiques, il nous appliquait ce goupillon, excessivement imprégné du mélange, sur une épaule. Il va sans dire que nous étions en slip de bain pour la cérémonie et que c'était bien car ce jus rougeâtre ruisselait de l'épaule pratiquement jusqu'à la ceinture au minimum.

Ca, c'était pour une épaule, pour l'autre, un changement de couleur s'imposait, la proportion du mélange restant sensiblement identique mais le mercure au chrome était, lui, remplacé par du bleu de méthylène. Nous restions dans les couleurs françaises. Le résultat sur l'intronisé était surprenant et haut en couleurs. Nous étions et de très loin en avance sur tous les supporters de l'équipe de France lors du mondial en 1998.

La cérémonie terminée, les diplômes remis aux récipiendaires, le Pacha fit comme par hasard son apparition sur le pont et nous ordonna d'un ton qui se voulait très ferme d'avoir une tenue correcte, propre et surtout nous laver rapidement.

A priori, cela ne devait pas poser de problème sauf que les douches étaient fermées pour une raison qui devait sembler bonne à certains mais pas à nous, il nous fallut donc nous laver, enfin essayer avec de l'eau de mer et du savon normal qui ne mousse pas avec de l'eau de mer mais il fallait frotter quand même. Nous avions le temps de faire disparaître les traces de ce bizutage, il nous restait en effet plusieurs jours avant de toucher terre.

Mis à part la tempête et l'entrée dans le royaume du Dragon d'Or, les îles Marshall ne m'ont pas laissé de souvenirs impérissables.

Une semaine plus tard, après avoir fait à nouveau le plein de tout ce que l'on avait besoin, y compris du mercure au chrome et bleu de méthylène, nous reprenions la mer en direction de Bornéo à Sandakan.

Il nous fallut douze jours de traversée avant d'accoster dans le port de Sandakan. Sandakan est un port situé dans la partie nord de Bornéo et donnant sur la mer de Sulu, juste en face de l'archipel des Philippines. C'était notre dernière escale avant l'Indochine. Nous n'étions plus qu'à une distance de huit cent à mille miles des côtes indochinoises, bref presque la grande banlieue.

Déjà les odeurs étaient différentes de ce que l'on avait connu auparavant. Elles étaient agréables au nez, l'impression était celle qu'un énorme mélange de toutes les épices que la terre entière pouvait compter était rassemblé ici. La chaleur se faisait de plus en plus lourde, moite, elle collait à la peau, chaque geste, chaque déplacement demandaient un réel effort de notre part, notre bateau tout en acier était bouillant de la proue à la poupe, de la ligne de flottaison à la passerelle de veille. La fournaise régnait en maître à l'intérieur comme à l'extérieur, aucun endroit n'était privilégié sauf, bien sûr, les chambres froides que nous n'ouvrions qu'à heure fixe pour éviter les déperditions.

Pour descendre aux machines, il fallait se protéger les mains avec des bouchons d'étoupe afin de tenir la rampe de l'échelle. La chienne du bord, un adorable cocker que nous avions oublié de reposer à terre avant de larguer les amarres au départ de San Francisco, ne pouvait plus s'aventurer sur le pont au risque de se brûler les pattes et si nous, nous avions des claquettes en bois (genre de tongs mais à semelle de bois), elle n'avait rien.

Heureusement la nuit existe, la température devient moins agressive mais l'intérieur du bateau est encore trop chaud, ceux qui peuvent couchent à la belle étoile, sur le pont ou ailleurs.

Avant de repartir, notre bateau ayant souffert de son voyage, le commandant nous le fit remettre en état. Il était peint en blanc de l'avant à l'arrière et de bas en haut, n'étant pas encore armé. Nous ne disposions à bord que de la carabine personnelle que le commandant avait achetée aux Etats-Unis. Pour un bateau militaire, c'est plus que léger.

Une fois propres pour arriver à Saigon et après une escale de trois jours, nous avons quitté Sandakan et la mer de Sulu pour franchir le détroit de Balabac qui nous ouvrait la porte de la mer de Chine et nous positionnait droit devant, face de l'Indochine sud, c'est-à-dire la Cochinchine, notre but. Il ne nous restait que très peu de chemin à faire et… tout à découvrir. Les esprits commençaient à réfléchir sur notre avenir totalement inconnu et inenvisageable dans nos têtes. A vrai dire, nous étions conscients que les bons moments étaient derrière nous, mais la jeunesse de notre âge nous laissait quand même entrevoir le lendemain dans l'aventure sans trop de panique.

A bord chacun guettait comme il le pouvait la côte inconnue. Le compte à rebours était déjà lancé depuis notre départ de France et même sûrement avant, il ne nous restait qu'à attendre de voir comment cette côte était faite et surtout ce que l'on y trouverait à l'intérieur.

Le moment tant attendu se produisit enfin. La pointe de l'Indochine était là, devant nous, déjà quelques jonques nous croisaient. Que transportaient-elles ? Du riz ? Des armes ? Nous n'étions pas encore en mesure de les questionner sur leur transport, en conséquence nous restions discrets.

Arrivés au cap Saint-Jacques, nos trois bâtiments se sont regroupés afin de prendre un pilote à bord pour remonter les méandres de la rivière jusqu'à Saigon. Les mesures de sécurité les plus élémentaires nous ont obligés à faire le voyage à l'abri des regards et aussi des gens qui auraient pu être mal intentionnés à notre égard. En clair, pas un homme sur le pont, seuls les hommes de quart à la passerelle de navigation étaient à leur poste au dessus du pont.

Ce dernier tronçon de voyage est resté figé dans ma tête et dans mon nez. Les odeurs de l'Extrême-Orient se faisaient sentir d'une façon plus tenace encore qu'à Bornéo. La rivière bordée sur chaque rive d'une luxuriante végétation qui, mélangée au soleil brûlant, semblait vouloir déjà nous imprégner de ses odeurs épicées et loin d'être désagréables mais totalement inconnues pour nous.

Bien sûr, notre avance vers Saigon était déjà signalée d'une part à l'amirauté par radio mais d'autre part, et d'une façon tout à fait involontaire de notre fait, au Viêt-minh par des écrans de fumée tout au long de notre remontée, fumée que leurs sentinelles envoyaient afin de prévenir les différents maquis. Plus tard, lors de patrouilles en mer, lorsque l'on apercevait ce type de signaux, on s'empressait de tirer quelques coups de canon juste histoire de montrer que nous n'étions pas dupes et peut-être aussi de détruire le lanceur de signal. Mais nous y reviendrons plus tard.

Enfin Saigon la belle apparaît au détour d'un méandre. Les sampans, ces barques très étroites mais aussi très longues, chargés de riz, de légumes, de fruits et de tout ce que la famille peut avoir besoin, naviguent. Leur mode de propulsion est un seul aviron manœuvré à l'arrière un peu comme la godille, et le plus souvent manœuvré par une femme.

Le quai de l'Argonne, juste en face de l'amirauté, quai d'honneur, nous est réservé pour l'occasion. Nos trois PC accostent et pendant que nos commandants respectifs vont rendre compte de leur mission à l'amiral, nous mettons encore et toujours un peu d'ordre à bord. Il doit être midi, peut-être un peu plus. Le plat du jour que notre maître coq nous a concocté est lentilles avec je ne sais plus quelle viande mais ce qui m'est resté dans les narines, c'est l'odeur cette fois insoutenable et coupant carrément l'appétit, qui venait de l'extérieur envahir notre bateau. Impossible de continuer à manger dans ces conditions. Il fallait donc aller voir la provenance de cette odeur qui n'avait rien à voir avec la senteur des îles. Plus on s'approchait du pont, plus l'odeur était incommodante. Nous étions plusieurs à renifler si l'on peut dire jusqu'au moment où l'origine fut découverte. Un cadavre humain, vraisemblablement un vietnamien qui avait été tué par les Viêt-minh, ou l'inverse, avait été entraîné par le courant. Prisonnier entre les coques de deux de nos bateaux, il nous empestait et le mot est faible, il fallait le dégager au plus vite. La solution fut très rapidement trouvée et afin que d'autres en profitent, plus loin, nous avons délicatement donné un peu de mou aux aussières de façon à laisser cet indésirable poursuivre son chemin. Il n'était pas de chez nous, c'est-à-dire Français. De race jaune, gonflé comme une outre et vêtu d'un simple pantalon noir (quekuan), les mains liées dans le dos. Cette opération faite, il a fallu toute notre jeunesse pour continuer de manger nos lentilles.

Nous n'avons l'honneur du quai de l'amirauté quelques heures seulement, juste le temps de montrer notre fierté d'être enfin arrivés et d'avoir rempli notre mission, enfin la première partie. Puis nous appareillons de nouveau pour nous rendre à l'arsenal, là où quelques améliorations de nos bâtiments leurs rendront un aspect un peu plus militaire, imposant un minimum de respect.

Pendant ce temps là, nous débarquons et sommes dirigés vers la caserne Francis Garnier, caserne située à côté de l'amirauté et qui regroupe les forces d'intervention immédiates et rapides dans tous le secteur de Saigon et sa banlieue. De jour comme de nuit, un peu comme les pompiers, se tiennent des sections formées et prêtes à partir dès le premier coup de sonnette pour aller faire une petite promenade à bord d'un six-six, ce camion léger tout terrain pouvant emmener une section de douze hommes armés avec un fusil mitrailleur.

Dès la deuxième ou troisième nuit, après une très rapide explication de ce qui nous attendait, j'ai été désigné pour faire partie de la section d'intervention, à savoir changer la tenue de marin contre le treillis kaki, le casque lourd et les rangers sans oublier le mousqueton, ce fusil qui avait déjà servi en 39/40 et toujours d'actualité. Nous n'avions que cinq chargeurs soit quinze cartouches et une baïonnette. La section comprenait onze marins, la plupart comme moi en affectation temporaire, le chauffeur et un second maître chef de patrouille. La garde consistait à essayer de dormir à même de sol, tout habillé et juste à côté du camion attendant l'appel éventuel. Cette nuit là, le téléphone résonna vers les coups de minuit, une heure du matin. On nous demandait d'aller faire un tour dans la plaine à l'extérieure de Saigon pour récupérer deux ou trois soldats africains en difficulté.

Après deux bonnes heures de patrouille dans différents points, nous sommes rentrés sans avoir trouvé nos soldats qui vraisemblablement avaient pu se dégager avant même notre intervention ou avec l'intervention d'autres. Bref, cette excursion a laissé des traces, quand pour la première fois on quitte les lumières de Saigon et qu'entre les rizières, seuls les chiens aboient en réponse au crapaud " buffle ", la lune se reflétant dans l'eau noire des rizières, ce spectacle n'est pas fait pour mettre en confiance les néophytes que nous sommes dans ce pays où tout peut nous être fatal si l'on n'y prend garde. Nous devions avoir des yeux et des oreilles partout. Le chemin du retour avec les lumières de la ville qui pointent au loin est beaucoup plus rassurant pour nous et c'est avec joie que nous avons retrouvé notre poste de garde, prêts à repartir à la prochaine alerte.

Dans la journée, nous changions de tenue et c'est tout de blanc vêtu que nous montions la garde soit à l'entrée de la caserne soit dans les miradors de l'amirauté. Par 35° voire 40° C°, je me souviens encore nos semelles de chaussure collant au goudron de la cour lors des appels dans l'après-midi.

La nuit, lorsque l'on n'était pas de garde dans un mirador ou de patrouille, nous dormions dans des lits à double étage garnis de moustiquaires et là, nous devions nous protéger contre les moustiques et surtout contre les punaises. Rien n'empêchait ces sales bêtes de venir nous mordre en laissant les traces de leur passage odorantes et douloureuses sur toutes les parties de notre corps sous forme de petit cercle rouge, là où elles avaient accompli leur basse besogne. Nous avons mis les pieds des lits dans des boîtes de conserve remplies d'eau mélangée avec du pétrole. Solution géniale qui peut paraître satisfaisante mais dont le résultat est très mauvais. Nous avons compris que les punaises grimpaient au plafond et tombaient sur nos moustiquaires ; là ils leurs suffisaient d'aller dans les angles en forme de nœuds et d'y pondre tranquillement de nombreux œufs qui, une fois éclos, viendront faire leur sale besogne. Bref, on en tue une, et il y en a cinquante qui viennent à l'enterrement. La seule parade efficace était la poudre DDT. Nous en mettions carrément une couche d'un millimètre ou deux entre le drap et le matelas et autant sur le drap housse de façon à ce que nous couchions directement dans cette poudre. Le matin, nous étions un peu comme les boulangers mais sans farine. Aujourd'hui avec les normes, je ne suis pas sûr que l'on pourrait appliquer la même protection.

En qualité d'imprimeur typographe, j'ai été prêté au mois de mars 1950 à la 153e Compagnie de QG de l'armée de terre, au service du chiffre pour une durée de deux mois environ. Une toute petite imprimerie avec une seule machine type " minerve " et quelques casses, ce qui était amplement suffisant pour le résultat que l'on attendait. En effet, nous devions imprimer des feuilles de chiffrage et de codage qui étaient mises sous enveloppes scellées et envoyées par messagers dans les différents postes intéressés sachant que les codes étaient différents en fonction des destinations et très fréquemment changés.

Cet emploi m'a permis d'être indépendant de la marine. Un chauffeur annamite venait me chercher en jeep le matin à la caserne Francis Garnier et me conduisait à l'état-major. Le midi, déjeuner au mess des sous-officiers et le soir le chauffeur me ramenait à la caserne. Une vie idéale, pas de garde à monter, pas de patrouille, pas de corvée ; le rêve pour ainsi dire. Entre-Temps, une alerte sérieuse nous ramena à la réalité de l'actualité, le marché de Saigon avait été incendié le 21 mars 1950 par les Viêt-minh. Ce qui signifiait pour nous, imprimeur ou pas, des patrouilles supplémentaires dans tous les quartiers de la ville et consignation des marins dans la caserne. Cela ne dura pas longtemps, le 18 novembre 1950, un nouvel embarquement m'attendait sur le croiseur Duguay-Trouin pour un voyage au Tonkin. Le Duguay, un bateau de huit mille tonnes construit en 1926, une véritable petite ville flottante avec six cents marins à bord, une trentaine d'officiers subalternes, de l'enseigne de vaisseau au lieutenant de vaisseau, cinq ou six officiers supérieurs du capitaine de corvette au capitaine de frégate et enfin le Pacha ? le capitaine de vaisseau Tezenas du Moncel .

Le Duguay-Trouin était armé de deux tourelles jumelées de canons de 155 mm à l'avant et autant à l'arrière, ce qui nous faisait une puissance de feu dont la portée était de 18 km environ. Chaque obus pesait une cinquantaine de kilos et lorsqu'il fallait remplir la soute à munitions avant de partir en opération, nous devions monter chaque obus à bord à dos d'homme. C'est un très bon exercice pour la forme. A ces tourelles, il faut ajouter quatre canons de 75 et plusieurs autres de calibre moins important mais tout aussi efficaces dans l'action.

A bord, tous les services d'une petite ville existaient, bien sûr les cuisines, avec leurs chambres froides immenses, le service de santé doté d'une infirmerie, d'un bloc opératoire et d'un cabinet dentaire, radio etc. Dans un autre domaine, une salle de cinéma servant aussi de chapelle où l'aumônier du bord officiait le dimanche matin. Il ne faut pas oublier la poste, le bureau de tabac et la boutique de dépannage où l'on trouvait tout ce qu'un marin pouvait avoir besoin pour sa toilette et son entretien, savon, cirage, papier à lettres, enveloppes, encre etc. La mission du Duguay-Trouin était de transporter des troupes sur les théâtres d'opérations et d'assurer l'artillerie nécessaire à leur protection et au succès des opérations engagées.

A peine embarqués à bord, huit jours plus tard, nous appareillons pour descendre la rivière de Saigon et après avoir quitté le cap Saint-Jacques, gagner rapidement le large puis mettre le cap sur Haiphong au Tonkin, où nous sommes arrivés le 27 novembre, après environ trois jours de mer sans histoire notable, puis faire une courte escale à Cam Pha, pays minier situé à 70 kilomètres de la frontière de Chine, pour ensuite reprendre la mer et participer à une opération combinée avec l'armée de terre et la légion étrangère, ces soldats d'élite hors du commun, s'adaptant à toutes les situations aussi difficiles qu'elles puissent être, au combat sous nos couleurs bien sûr, mais la construction de routes, ponts, villages, écoles, hôpitaux, ne les effraient pas plus que ça. Ils ont été formés pour ce type de travail. La ville de Tien Yen est située pratiquement à la frontière chinoise. Nous avions un appui d'artillerie très important pour le soutien de ceux qui étaient à terre dans des conditions bien moins favorables que nous. Dans ce cadre là, nous avons transporté sur les ordres de l'amiral Ortoli, commandant les Forces maritimes d'Extrême-Orient, après l'évacuation de Lang Son (15/18 octobre 1950), les trois commandos marine du Commandant Ponchardier et un bataillon de la légion étrangère qui arrivés à Ha Coï le 23 octobre ont rétabli l'ordre et la confiance dans la région. Tels étaient les ordres du général de Lattre de Tassigny.

La bataille de Tien Yen s'est déroulée du 21 décembre 1950 au 3 janvier 1951. Nos canonniers n'ont pas chômé pendant toute cette période, le service santé non plus car les blessés les plus graves étaient ramenés à bord où tous les soins nécessaires leurs étaient donnés. Dans ces opérations, nous n'étions pas les seuls engagés, deux avisos nous accompagnaient.

Après le retour au calme, nous avons fait escale à Haiphong avec une permission bien méritée de " descendre à terre " pour aller visiter la ville… entre autres.

Adieu la baie d'Along, cette merveille de la nature qu'il faut avoir vue au moins une fois dans sa vie, nous reprenons la mer en direction du sud où un autre voyage beaucoup plus agréable nous attendait.

En effet, notre coque avait besoin d'un bon nettoyage, différents mollusques pensant se déplacer gratuitement s'étaient collés sur la coque du navire. Leur présence en trop grand nombre freinait notre vitesse et nous faisait consommer plus de carburant. Il nous fallait nous séparer de ces gêneurs. La seule solution était la mise en cale sèche du croiseur à Singapour, seul port possédant un bassin suffisamment grand pour notre bateau.

Singapour, à environ deux jours de navigation, nous offrit un pays de paix. Changement radical avec l'Indochine et très agréable pour nous. Une fois le bateau mis au sec, l'équipage en profita pour piquer la rouille, faire un peu de peinture extérieur et intérieur. Ces corvées ne nous ont pas empêchés de visiter la ville avec ses éléphants et leurs cornacs enturbannés et surtout les voitures qui roulent à gauche. Cette sensation de danger lorsqu'on est à bord d'un taxi est éprouvante les dix premières minutes. Après, on s'y fait.

Le souvenir qui me reste de Singapour, ce sont les pelouses vertes et bien tondues contrastant avec les rizières et la campagne que nous connaissions dès les portes de Saigon franchies et puis aussi, c'est bête, la fête foraine qui n'existait pas en Indochine, ni au Sud, ni au Nord. Oh merveille, ce Luna Park asiatique possédait les " auto tamponneuses " les plus rapides de l'époque.

De retour à Saigon le 9 mars 1951, nous étions prêts pour de nouvelles missions, notamment la participation à la bataille de Dong-Trieu du 23 mars au 5 avril 1951.

Mon embarquement sur le Duguay-Trouin se termina le 1er juillet 1951, date à laquelle je retournai sur le Pnom Penh qui ne faisait lui que surveiller et intervenir en haute mer pour empêcher toute circulation maritime d'armes et munitions susceptibles de servir aux Viêts.

Compte tenu de la température, la superstructure était recouverte de bâches tendues en forme de parasol. Mon embarquement dura jusqu'à la fin de mon séjour en Indochine.

Rapatrié en France par le Pasteur, ce bateau ex-paquebot transformé spécialement pour le transport de troupes et sur lequel j'embarquais le 23 août 1951 pour arriver à Marseille le 15 septembre.

Peut-être 2000 ou 3000 militaires de toutes armes et de tous genres étaient embarqués pour regagner la France, toutes les armes étaient représentées avec chacune son cantonnement à bord de cet énorme navire. Je me souviens, sur la plage avant, on aurait pu se croire en Afrique du Nord, les tirailleurs algériens, marocains et sénégalais l'avaient carrément transformée en souk où tout ce qu'ils avaient pu rapporter de leur campagne étaient à vendre ou à troquer.

Quant à nous, les marins, nous étions en petit nombre et affectés au service de santé pour la traversée. Notre rôle consistait entre autres à surveiller les rapatriés sanitaires, notamment ceux qui avaient subi un traumatisme psychique et qui voyageaient en cellules capitonnées, spécialement conçues pour ce type de rapatriement. Certaines cellules ne recevaient qu'un seul passager, les plus traumatisés, d'autres plus calmes étaient regroupés par trois ou quatre. Cette surveillance était éprouvante pour nous pendant nos deux heures de garde, nous faisions les cent pas dans une coursive elle-même fermée à chaque extrémité et nous n'avions pour tout contact avec l'extérieur qu'un téléphone relié à l'infirmerie et en cas de gros problème un bouton genre bouton d'incendie pour donner l'alerte.

Les pauvres gars qui étaient enfermés dans ces cellules faisaient mal à voir. Il fallait parler avec eux au travers du judas et je me souviens que l'un d'entre eux, un gars de l'infanterie coloniale avec une barbe bien taillée, me montra un jour une lettre du général de Lattre qui nous annonçait tout bonnement que notre séjour serait plus long de deux mois. Ce courrier imprimé, tous les militaires en Indochine même dans les postes les plus reculés, l'avait reçu ; et quelle ne fut pas ma surprise lorsque le gars me dit que sitôt arrivé à Marseille, il irait voir le général qui le connaissait bien puisqu'il lui avait écrit et qu'il se plaindrait des conditions dans lesquelles s'était effectué son rapatriement. Je ne savais pas quoi dire si ce n'est que de lui dire " bien sûr ". Un autre plus malade tenant son quart dans une seule main droite ou gauche, je ne me souviens plus, l'écrasa dans un moment d'excitation intense. Le quart, cet objet en tôle qui résiste normalement à tous les outrages, n'a pas résisté quinze seconde. Ce type de comportement entraîna de ma part un coup de téléphone suivi de l'arrivée d'un infirmier qui, lui, ne s'inquiéta pas outre mesure.

La traversée s'effectua assez bien. Il a bien sûr fallu au commandant et au pilote toutes leurs connaissances pour passer dans le canal de Suez, le Pasteur était presque aussi large que le canal. On aurait pu toucher la rive tant à bâbord qu'à tribord.

Un marché flottant existait à l'entrée du canal, les achats se faisaient à l'aide de paniers arrimés à un cordage. Moi, j'ai acheté du thé. Je n'en bois pas mais je l'ai rapporté à mes futurs beaux-parents.

Enfin, Marseille est apparue et le bateau tiré par des remorqueurs a accosté au quai qui lui était réservé pour l'occasion. Les problèmes ont commencé. Nous étions attendus non pas par une fanfare mais plutôt par des militants communistes hostiles à la guerre d'Indochine qui nous accueillaient avec des pierres, et tout ce qui pouvait se jeter. Nous, nous n'avions rien pour nous défendre, seul le sac sur le dos et la valise à la main. Après la descente de la coupée, il a fallu passer la douane. Ca ne s'invente pas et comme un imbécile, je me suis laissé confisquer un service à café en porcelaine bleu ciel avec une chinoise incrustée dans le fond de la tasse, le type même de service que l'on ne trouve pas en France. Sans reçu et sans autre forme de procès. Adieu mon service. Avec le recul, aujourd'hui, je le casserai devant le douanier, mais quand on a vingt ans et heureux de revoir la France et plus tard la famille, on passe sur ces détails, trop content d'être de retour au pays, vivant et en bonne santé. Un service à café, on en achètera un autre plus tard et tant pis pour la Chinoise. Elle ne restera incrustée que dans ma tête.

Les quatre mois de permission ont filé sans nous en rendre compte, nous commencions à nous faire à ce rythme de vie, hélas, avec un peu de regret, j'ai dû reprendre la route et me présenter à la caserne de la Pépinière rue Laborde à Paris pour connaître ma nouvelle affectation. Dans un premier temps, je suis affecté aux Mureaux à la base aéronavale. Très heureux de cette affectation à seulement quinze kilomètres de Mantes, je pourrai très certainement rentrer tous les soirs. C'est effectivement ce que j'ai fait par le train dans les débuts et en vélo par la suite, cette solution étant de loin la plus économique.

Le travail de la base n'était pas des plus attrayants : reboucher les trous de la piste d'envol, allumer les pots à feu la nuits pour baliser la piste, et puis aussi aller à la chasse aux lapins la nuit avec un véhicule tous phares allumés. Nous étions plus près du braconnier que du chasseur, mais en revenant d'allumer les pots à feu, ça occupe.

Après deux mois de ces activités, un embarquement en qualité de maître d'hôtel m'attendait à Cherbourg au mess Napoléon. Mess des Officiers de marine dont certains étaient résidents. Que du bonheur pendant cette période, le travail du mess me laissait suffisamment de temps libre pour aller servir en extra dans des restaurants de la ville, surtout le dimanche, le mess était pratiquement désert, les officiers préféraient aller voir leurs familles quand ils n'étaient pas de garde. Ce travail supplémentaire m'a permis de mettre un peu d'argent de côté, en effet la famille s'agrandissait, Jeannine m'avait offert un fils qu'elle a appelé Jean-Pierre en mémoire de ses grands-parents maternels. J'étais très fier lorsque je lui ai apporté un burnous tout blanc et bien épais pour qu'il n'ait pas froid lors de ses premières sorties.

Puis vint l'heure de changer encore de place, un autre embarquement m'attendait cette fois à Toulon pour embarquer sur l'Odet, un LS., Landing-Ship-Tank, ces gros bateaux à fond plat utilisés pendant le débarquement des alliés sur le front de Normandie en 1944 et pour le débarquement de Provence.

Commandé par un capitaine de corvette, le commandant Bigenwald de Meugnan, l'Odet devait être mon dernier embarquement avant de retrouver la vie civile. La vie à bord était d'une très grande qualité, chaque homme savait parfaitement ce qu'il avait à faire, la machine humaine était bien huilée, aucun problème en vue, un vrai plaisir de servir sur un tel bâtiment avec de tels hommes. Notre mission, la dernière en ce qui me concerne et pas forcément la plus facile, était de transporter sept cents tonnes de munitions diverses, à charger en partie en Angleterre à Southampton et en Irlande à Cork. Nous devions transporter cette précieuse cargaison jusqu'à Oran en Algérie où les premiers malaises sécuritaires se faisaient sentir. Inutile de préciser les mesures draconiennes de sécurité mises en œuvre à bord comme à terre là où nous chargions. Pour quitter le bord et aller à terre, nous devions vider nos poches de toutes pièces métalliques et briquets dans un coffret de bois transporté par un douanier qui nous rendait notre bien en dehors de l'arsenal. Ces mesures de sécurité exceptionnelles étaient normales et bien acceptées. Si bien qu'en mer, dès qu'un bruit suspect venait en provenance de la cale, de quart ou pas de quart, nous allions voir de plus près de quoi il s'agissait et nous nous apercevions que déjà quelqu'un en claquette de bois et lampe torche anti-déflagration était là à ré-arrimer une caisse de je ne sais quoi. Une fois que tout était parfaitement rentré dans l'ordre, chacun regagnait sa " bannette " sans plus d'explication. A vrai dire nous n'étions pas du tout attirés par un quelconque feu d'artifice en pleine mer.

Quand le 14 mai 1953 arriva, mon sac et ma valise étaient prêts, mon poste d'équipage était à jour, mon remplaçant en place, plus rien ne me retenait plus à bord sinon une petite boule au fond de la gorge qui semblait vouloir mettre des nœuds dans les cordes vocales au moment de franchir pour la toute dernière fois la coupée en saluant le pavillon à l'arrière du bâtiment, ce qui symbolisait les cinq années de ma vie passées au service de la Marine nationale. Ces années m'ont beaucoup appris, la droiture, le respect de l'autre et faire passer son intérêt personnel après l'intérêt général surtout à bord.

 

André Vanderbruggen

 

 

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